GPO Magazine : D’après vous, quelles sont les clés de la réussite d’un entrepreneur ?
François Gri : Je pense que c’est un équilibre entre deux capacités. Celle de se projeter d’une part, celle de mettre en œuvre ce que l’on a imaginé d’autre part. C’est donc une combinaison de vision et d’exécution.
Plus précisément, je dirais que pour réussir il faut savoir discerner et comprendre où sont les tendances de son marché, être capable de saisir ce que seront les valeurs de demain, avoir une vision globale très concrète et savoir comment y répondre, ce qui suppose parfois des changements profonds. Enfin, et c’est peut-être le plus important, il faut accepter de regarder ce qui se passe à côté ! Il faut observer les autres expériences, installer une vision à 360° puis en tirer les conséquences pour sa propre trajectoire.

GPO Magazine : Mais ne faut-il pas de temps en temps un peu de folie pour réussir ?
F. G. : Pour entreprendre sans doute un peu, mais pour réussir je ne le crois pas. Un entrepreneur doit en revanche avoir conscience qu’entre sa position du jour et celle qu’il veut atteindre demain, il y a effectivement une prise de risque, une possibilité de ne pas réussir ou de se tromper. En ce qui me concerne, je suis plutôt du genre à réfléchir en profondeur avant d’y aller. Je considère qu’un patron a trop de responsabilités vis-à-vis des personnes qui l’entourent pour se lancer tête baissée. Il ne faut pas assimiler folie et prise de risque. Celui-ci doit être très finement estimé et calculé.

GPO Magazine : Toute prise de risque peut aboutir parfois à une erreur. L’acceptez-vous pour les autres et pour vous-même ?
F. G. : Oui ! À une condition. Qu’on apprenne de ses erreurs pour ne pas les faire deux fois. Cela suppose aussi d’avoir une certaine dose de modestie, avec à nouveau la quête d’un juste équilibre entre, savoir ce que l’on est et la reconnaissance des puissances ou intelligences qui nous entourent.

GPO Magazine : Dans votre livre « Women Power, femme et patron »*, vous abordez longuement le problème de la parité qui avance trop lentement. D’après vous, pourquoi ?
F. G. : Sur ce problème, rien n’est naturel. Il faut avoir conscience qu’on essaie de modifier des référentiels qui sont millénaires. Il est logique que les choses avancent lentement. S’il existait une recette miracle cela se saurait depuis longtemps. Il n’y a aucune mesure d’urgence à prendre ; il faut juste continuer à travailler et ne rien lâcher sur ce point.
Ce combat sur la mixité et sur la parité, c’est pour les femmes un droit à jouer, un droit à se battre, un droit à montrer leur performance. Le combat consiste aussi à les pousser à oser, à avoir envie. Ce droit de jouer n’empêche pas ensuite de devoir gagner.

GPO Magazine : Les femmes manquent-elles génétiquement d’ambition ?
F. G. : Absolument pas ! Mais quand une femme est en passe de prendre un nouveau job ou des responsabilités supplémentaires, elle se pose immédiatement la question de l’équilibre entre sa vie professionnelle et sa vie privée, notamment chez les jeunes femmes. J’ai récemment rencontré un groupe de consultantes de chez Mc Kinsey. Une fois établie une discussion un peu sérieuse, elles finissent toutes par confier qu’elles se considèrent responsables de l’harmonie de leur famille. Il n’y a rien de génétique dans ce comportement. Une femme ne se sent pas assez souvent et suffisamment libérée de cette responsabilité familiale. Si celle-ci est importante, une femme doit se rendre compte qu’elle n’en est pas la seule responsable.
Dans les pays scandinaves depuis longtemps, et maintenant chez les anglo-saxons, on trouve très normal qu’un homme reste à la maison pour s’occuper de sa famille. Il ne vient plus à l’esprit de personne de remettre en question l’égalité sur un tel sujet. Il n’y a aucune fatalité en ce domaine. Aux USA par exemple, où l’on a récemment revalorisé les métiers de la filière santé, des hommes sont recrutés et formés en masse pour devenir infirmiers, un métier traditionnellement plutôt féminin. Ce qui est vrai dans un sens est vrai dans l’autre ; il faut juste faire évoluer les référentiels. 

GPO Magazine : Dans votre livre, vous abordez aussi le sujet de l’émotion, une valeur plutôt féminine. Les dirigeants hommes sont-ils incapables d’émotion ?
F. G. : J’estime là aussi que nous sommes en présence d’un référentiel. D’une espèce de stéréotype qui consiste à croire qu’un manager, qu’un patron ne doit jamais montrer ses émotions. Il n’y aucune raison pour que seuls les « Robocops » réussissent. L’émotion fait partie de la vie. Dans l’entreprise, c’est aussi une réaction qui permet de convaincre, tout en restant parfaitement sincère et honnête. Regardez les récentes larmes d’Obama sur un sujet qui le touchait particulièrement, une épouvantable fusillade meurtrière dans une école primaire du Connecticut. A-t-il altéré son image ? Certainement pas. On trouve cela normal et c’est sain.

GPO Magazine : Cette émotion n’est-elle pas plus courante et mieux acceptée dans les PME et quasi absente dans les grands groupes ?  
F. G. : Dans une TPE ou une PME, les relations sont par définition très étroites. Les personnels y vivent avec les émotions quotidiennes de leur patron, toujours physiquement proche d’eux. Dans une grande entreprise, le manager d’un département qui compte 40 ou 50 collaborateurs peut adopter la même attitude, il obéira cependant à des codes un peu plus normés et stricts. S’il ne peut aller dire bonjour à tous chaque jour, il peut en revanche faire savoir que la porte de son bureau est toujours ouverte et qu’il reste facilement accessible.

GPO Magazine : Vous affirmez que votre moteur n’est pas l’ambition mais l’envie de faire….
F. G. : Oui, c’est vrai. Mais l’envie de faire est en soi mon ambition. Tout le monde n’a pas la chance de prendre directement des responsabilités au niveau direction générale, en ayant le pouvoir d’agir et d’impacter sur son environnement, sur l’organisation et l’avenir de son entreprise. Mon ambition a toujours été d’arriver à ce niveau pour agir et faire, non pour être un notable.

GPO Magazine : Après IBM et Manpower, vous prenez les rênes d’un groupe leader du tourisme, un univers radicalement différent. Comment faites-vous ?
F. G. : C’est effectivement différent, mais en même temps ma nouvelle mission est très similaire à celles que j’assumais. Les questions sont toujours les mêmes : comment optimiser une organisation pour qu’elle soit plus efficace, opérationnelle ; peut-­elle apporter de la valeur ; comment adapter des produits et nos offres pour être en adéquation avec les attentes de nos clients ? Evidemment si j’étais responsable d’un call center Pierre&Vacances, je devrais connaître le métier en profondeur dans ses moindres détails, mais au niveau direction générale tous les fondamentaux se ressemblent quelle que soit l’activité : capacité à faire, culture et sens de l’organisation, curiosité, passion du client, suivre ses évolutions et projeter ses attentes de demain, etc. Certes, il y a des caractéristiques propres à chaque univers, à chaque métier et à chaque taille d’entreprise, mais au final on avance toujours avec ses équipes, les femmes et les hommes qui vous entourent.

GPO Magazine : Vous confiez votre attachement à la valorisation du capital humain. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce point ?
F. G. : J’aime confier des missions, j’aime aider ceux qui en ont besoin, j’aime faire progresser celles et ceux qui veulent aller plus loin, plus haut. Lorsque j’ai quitté Manpower, une collaboratrice m’a confié qu’elle avait tellement progressé grâce à moi que si elle m’avait rencontrée plus tôt, elle aurait fait une toute autre carrière. Recevoir une telle confidence est pour moi une grande fierté. C’est aussi l’un de mes moteurs. Mon expérience m’a cent fois démontré qu’à la fin tout est une question de relations humaines.  

GPO Magazine : Vous aimez donc qu’on vous aime ?
F. G. : Voilà une question délicate ! Difficile d’avouer qu’on aime être aimée. Néanmoins, je peux vous dire que je n’aime pas qu’on ne m’aime pas ! (sourire : ndlr). N’étant pas quelqu’un qui laisse totalement indifférent, je donne parfois des boutons à certains qui me qualifient même d’un joli nom d’oiseau … ! Non, ce que j’aime avant tout c’est être suivie. Professionnellement, il ne faut pas être aimé, car il faut se méfier du côté narcissique. Rien n’est pire pour un dirigeant que d’entretenir une cour qui le prive de la réalité. Je suis très prudente et vigilante sur ce point.

GPO Magazine : Alors que vous n’aviez que 6 ou 7 ans, votre mère qui travaille tard vous confie un jour la clé de la maison pour être capable de rentrer seule le soir. Que reste-t-il aujourd’hui de cet instant ?  
F. G. : Ma mère était une personne extrêmement prévoyante. Elle ne me laissait rien passer sur de nombreuses choses du quotidien. Je me souviens, par exemple, que nous avons fait l’aller et retour de l’école plusieurs fois et qu’elle m’a laissé ouvrir la lourde porte pour s’assurer que j’en étais capable. En me confiant cette clé, en me faisant cette confiance, en me donnant cette responsabilité, j’ai grandi plus vite que toutes mes copines. Petite fille, c’était une entrée dans le monde des adultes. Ce souvenir me donne l’occasion de revenir sur un point que j’ai déjà évoqué… la responsabilité familiale des femmes qui travaillent et qui culpabilisent lorsqu’elles ne vont pas chercher leur enfant à la sortie de l’école.
Ces mères se font une idée fausse sur ce type de contraintes. En réalité, elles privent leurs enfants d’une opportunité de fierté. Ne pas trouver sa mère devant l’école chaque après-midi ne doit pas être perçu comme une punition. Et je ne l’ai pas perçu ainsi.

GPO Magazine : Avez-vous un refuge ?
F. G. : J’ai malheureusement perdu mes racines régionales. En revanche, je comprends parfaitement ce besoin d’extraction du quotidien de la plupart des dirigeants. Pour ma part, lorsque j’ai une décision lourde à prendre, mon refuge est plutôt la lecture. J’aime me plonger dans un livre, et même dans un roman policier, mais qui demeure captivant.

GPO Magazine : Finalement, comment voyez-vous votre nouvelle mission ?
F. G. : Ce qui me plait dans le Groupe Pierre&Vacances-Center Parcs, c’est de réfléchir à ce grand sujet de société que sont les vacances. Comment seront-elle demain ? Quel sera le bon concept pour répondre aux nouvelles attentes ? Aujourd’hui, les vacances semblent s’envisager sous un prisme de plus en plus personnel, les parents d’un côté, les enfants de l’autre. Pourtant, il y a toujours cet impératif de se retrouver. En tant que leader du tourisme, nous nous devons de réfléchir à cette question : quels sont les passerelles et les produits qui permettront de se retrouver soi-même, et en même temps de retrouver les autres. Ce début d’exploration est passionnant.

GPO Magazine : Toujours l’« Humain » ?
F. G. : Au plus profond de moi…oui, toujours !

Propos recueillis en entretien par Philippe DERMAGNE

*Éditions du Rocher - 2012