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Pourquoi faut-il se méfier de la Big Data

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Note de la Rédaction : Impertinente et directe, voilà une tribune dont le ton parfois humoristique crédibilise singulièrement le fond. Le sujet est d’importance puisqu’il touche au sacro-saint marketing relationnel supposé optimiser la connaissance et les attentes présentes et futures du client. À lire.

En 2007, je faisais partie d’une agence web spécialisée dans la monétisation d’audience de site internet qui comptait 30 collaborateurs. Mon patron s’était rendu à New York pour participer à un événement organisé par SPSS, l’éditeur du logiciel Clémentine, un must en matière de datamining. Le patron de SPSS est alors venu à la rencontre de mon boss de l’époque :
« J’ai une question à vous poser. Pourquoi avez-vous acheté Clémentine ?
- Pourquoi cette question ?
- Parce que vous êtes la plus petite société au monde à en avoir fait l’acquisition ! »


Nous étions plutôt pionniers, convaincus que l’usage intensif de la data serait une mine d’or pour nous autres hommes de marketing.


Aujourd’hui, lorsque je vois ce qui se dit, ce qui s’écrit autour de la Big Data, le buzz voire l’hystérie qui gravitent autour de cette notion, je reste très sceptique. C’est comme si une bulle d’idéologie spéculative s’était formée autour de cette notion. Aussi ai-je envie d’alerter certains de mes pairs sur cette fausse poule aux œufs d’or que peut parfois être la Big Data.

Qu’y a-t-il de nouveau dans la Big Data ?
Revenons au véritable sens du terme Big Data. Lorsque le volume de data comportementale a explosé, les techniciens ont été confrontés à des problèmes de performances software et hardware. Le stockage des data devenait plus compliqué, les temps de calcul plus longs. La plupart des modèles de structuration de la data étaient alors des modèles dits « relationnels » où l’on stockait les datas d’un individu dans plusieurs tables séparées les unes des autres, souvent organisées en « étoile » autour d’une table identifiant.

Big Data n’est à la base qu’une solution technique qui permet de résoudre ces difficultés de performance. Les data sont aujourd’hui indexées et « attaquables » plus efficacement par un logiciel d’analyse, à la manière d’un moteur de recherche qui scannerait des téraoctets de pages web. C’est la seule nouveauté. Big Data n’est pas une nouvelle théorie marketing révolutionnaire, et l’opportunité d’agréger beaucoup de data n’est pas spécialement récente. Nombreux sont les acteurs qui ont commencé à le faire il y a des années pour mieux comprendre leurs clients, mieux cibler, et donc augmenter le ROI.

Big Data permettrait de « prédire » l’avenir ?
En analysant des téraoctets de data, je devrais pouvoir développer une connaissance très fine de mes clients. Une connaissance si fine que je pourrais proposer à chacun une sélection de produits ultra personnalisée. Je pourrais même prédire les futurs achats de mes clients lorsque je détecterais certains symptômes. Un exemple : une consommatrice qui arrête brutalement d’acheter du poisson alors qu’elle allait en acheter une fois par semaine, devrait bientôt acheter des vêtements pour jeune maman puisqu’elle a de fortes chances d’être enceinte !

Les enseignements issus de la Big Data sont-ils si puissants en termes de ROI ? De mon expérience, c’est très relatif et très loin d’être systématique. Si par exemple, un score est établi pour déterminer les individus les plus enclins à acheter un produit sur un site marchand, la cible qui réagit mieux à un produit que le reste de la base peut alors être identifiée. C’est très bien. Mais existe-t-il pour les autres cibles un produit qui va mieux les faire transformer également ? Que dis-je, non pas un, mais dix produits qui vont mieux faire transformer les segments restants ? Cela n’est pas forcément évident à trouver… et si vous n’en avez pas, au final, vos différents ciblages ne produiront pas beaucoup plus de performances que si vous aviez envoyé le même message à tout le monde.

Big Data et retour sur investissement ?
Si vous n’avez qu’un peu augmenté la performance des campagnes, vos coûts, eux, ont complètement explosé : achat de hardware, de software, travail de set-up des consultants pour le Datamart, temps homme des équipes en interne pour suivre le projet, travail du dataminer pour faire le score… Verdict sur le ROI : si vous vendez des produits à forte marge et que votre base est très volumineuse, vous vous y retrouvez. A défaut, il vous faut cinq ans pour que vos ventes incrémentales remboursent le projet.

Et le génie dans tout cela…
Savez-vous quel est le point commun entre Akio Morita (feu CEO de Sony), et Steve Jobs (feu CEO d’Apple) ? Tous deux se fiaient à leur intuition. Non pas une intuition vague et floue, empreinte de préjugés, comme sortie du chapeau, mais une intuition basée sur une perception profonde de ce qui pourrait plaire aux gens, de ce qui pourrait les séduire. Akio Morita avait sur son bureau une belle étude marketing statuant sur le fait que le Walkman serait un échec. Il n’en a pas tenu compte. Steve Jobs imaginait des produits loin des chiffres puisqu’il estimait que « la plupart du temps, les gens ne savent pas ce qu'ils veulent jusqu'à ce que vous le leur montriez ».

Voilà ce qui me gêne profondément dans la mode actuelle centrée autour de la Big Data. Elle nous fait nous focaliser sur des chiffres. Elle nous détourne de la créativité. Sans être Jobs ou Morita, nous qui ne créons pas tous les jours des produits, nous gagnerions sans doute beaucoup à être plus créatifs dans la manière d’en parler, de les présenter, de le contextualiser. Je pense qu’on obtiendra un meilleur ROI en faisant craquer un consommateur sur un produit qu’il n’envisageait pas jusqu’à présent qu’en prédisant la succession « normale » de ses achats. Mais pour cela, il faut savoir raconter de belles histoires autour de ses produits.

Regardez la manière dont les grands e-commerçants généralistes communiquent par e mail. Ils proposent tous des sélections de produits. Certes, elles sont sans doute fines et légèrement plus performantes qu’avant grâce à des modèles prédictifs. Mais bon sang… que c’est barbant ! Cela reste une sélection de produits, tout au plus contextualisée par rapport à un marronnier : Saint Valentin, Fêtes des pères, Noël… La pression est forte, les messages se succèdent et se ressemblent. Pour peu que l’on se soit inscrit à deux ou trois d’entre eux, on est rapidement lassé par le manque de relief de ces communications. Je mets ma main à couper que nombre de ces annonceurs rencontrent des problèmes de délivérabilité avec des taux d’ouverture en chute, même s’ils ont fait du Big Data et du datamining.  

Conclusion
Sans jeter le bébé avec l’eau du bain et affirmer que la Big Data n’apporte rien, je dirai qu’il ne faut pas se focaliser dessus, et surtout pas au détriment de la créativité et de l’intuition marketing. Puisque le ROI généré par la Big Data n’est pas forcément si net, je recommanderai à tous d’avancer prudemment, step by step, en arrêtant de vous demander si vous devez ou non faire de la Big Data. Segmentez petit à petit, à votre rythme, investissez progressivement en fonction du gain de ROI constaté. La Big Data est un concept creux. Oublions-le et faisons juste du marketing !

Antoine DURAND
Directeur associé Marchés Biens de consommation & services, et Tourisme - LSFinteractive

Lu 6183 fois Dernière modification le vendredi, 28 août 2015 11:11
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