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Les maux des mots

Les maux des mots

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Quand je suis arrivé dans le métier de la création, certains mots utilisés me faisaient hurler de rire. Puis, petit à petit, m’ont horrifié. Et au final je les ai acceptés à contre cœur. J’en utilise même certains parfois, à mon grand désarroi.

C’est en regardant deux films récemment que cette idée de tribune m’est venue. Le premier est celui créé par le CSA pour la défense de la langue française et de la francophonie : « Dites-le en français ». Vous l’avez peut-être vu. Il n’est pas très drôle mais il met bien en valeur nos dérives linguistiques. L’autre est une interview de linguistes du Québec. Le Québec a cet amour de la langue française que nous avons perdu et applique des règles très strictes à son utilisation.

Pour les titres de films, par exemple : « Kill Bill » se traduit par « Tuer Bill ». Logique me direz-vous, non ? De temps en temps, cet amour infini pourrait s’apparenter à du zèle : « Dirty Dancing » est devenu « Danse lascive » ou « Cars » : « Les bagnoles ».
En France, nous traduisons « Kill Bill » par « Kill Bill ». C’est ce qu’on appelle être partisan du moindre effort. Dans des élans de créativité, on interprète. Par exemple, « Angry Guest », film d’action Hongkongais de 1972, est devenu : « Il faut battre le Chinois pendant qu’il est chaud ». On peut quand même mettre en doute les capacités de traduction et l’humour de l’interprète de l’époque.
Et enfin, grande spécialité française, on traduit de l’anglais à l’anglais. « Hangover » devient « Very Bad Trip ».
Et c’est là que le lien peut se faire avec notre métier.

Un très mauvais délire qui donne la « gueule de bois »
Prenons le cas d’une prise de brief classique entre une agence et un chef de produit (nul besoin de préciser l’âge et le sexe, il n’y a en apparence aucun lien de cause à effet ; nous sommes sur une constante).
La conversation pourrait débuter par : « Hello, welcome. Voici Marie-Charlotte qui est notre spécialiste du buzz. Notre marque est number 1 vs la concurrence et nous voulons créer une série disruptive et catchy ASAP. By the way, nous devons rester dans l’ADN de la marque. Nous devons cependant avoir une approche ROIste et les OP instore et outstore doivent absolument avoir un effet waouh ».
Ce condensé de vocabulaire spécifique à nos professions est à peine exagéré. Je vous garantis que j’ai déjà entendu bien pire mais mon cerveau se charge d’éliminer naturellement les abréviations de plus de 3 lettres sans voyelles.

Cela donnerait quoi en langage « normal » ?
« Bonjour. Bienvenue chez nous. Je vous présente Marie-Charlotte qui est notre experte en communication. Notre marque est la plus compétitive dans notre secteur d’activités et nous aimerions créer une gamme attractive et surprenante qui respecte nos valeurs. Et cela, le plus rapidement possible. Nous aimerions privilégier un retour sur investissement de cette opération le plus direct possible. En conséquence, nos actions en magasins et hors magasins doivent être particulièrement percutantes et susciter de la surprise et de l’admiration ».
Je vous l’accorde, c’est nettement moins séduisant, mais au moins tous ces mots sont dans le dictionnaire. C’est un bon début quand on travaille dans la communication.

Alors d’où viennent tous ces mots parasites qui viennent polluer le quotidien de tous les services marketing de France ? Un petit coup de Google et voici ce qu’il ressort. Prenons le cas de « Waouh ». Déjà son orthographe est un casse-tête. Wahou ? Waouh ? Wahoo ? Waouh est référencé comme interjection dans le Larousse en ligne. C’est un bon début vs ses copains « catchy » ou « ROIste ». Définition : exprime la surprise mêlée d’admiration. Il semblerait que l’effet « Waouh » soit la traduction française de l’effet « Wow » créé par les premiers utilisateurs de la Nintendo 3S en 2011 quand ils ont découvert les effets de l’écran 3D en relief. En 5 ans, le petit « Wow » est devenu un très grand « Waouh ».

Parce que le problème de ces mots est qu’une fois créés dans nos départements marketing, ils ressortent maquillés ou pas, sur des packs, des campagnes digitales ou en pub et se retrouvent digérés et utilisés par 66 millions de Français.

Peut-on parler d’obsolescence programmée de la langue française ?

Je ne suis ni Québécois ni membre du CSA et ne m’attache pas à défendre notre langue avec acharnement. En revanche, notre travail de création et surtout la possibilité qui nous est donnée de toucher le grand public, nous impose un minimum de responsabilités linguistiques. Nous sommes censés créer, pas détruire, remember ? ;-)



Lu 7665 fois Dernière modification le mardi, 14 juin 2016 09:55
Jérôme Fischbach

Jérôme Fischbach - Fondateur de la Tête au Cube (Groupe Bronson)
Après des études de commerce et de marketing, Jérôme, créatif dans l’âme, fonde en 2005 La Tête au cube. Objectif de cette agence de création : donner vie à des objets insolites ou poétiques, qui ont une histoire à raconter. Après avoir créé des objets devenus cultes (le soliflore Tank you ou la porcelaine fluo), Jérôme a étendu sa réflexion aux marques et gère des projets de design produit, graphique, scénographique et de buzz. Une méthode qui a prouvé son succès, en témoignent les très belles références éclectiques que compte La Tête au cube : Biotherm, Swatch, Christofle, Pernod, Bacardi, LVMH, Maille, Bourjois, l’écriture Montblanc…