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Pierre-Alain Bérard, Directeur Général de Lip : le respect de l'esprit et de l'héritage Lip

Pierre-Alain Bérard, Directeur Général de Lip : le respect de l'esprit et de l'héritage Lip

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Un peu d’histoire… En 1867, Emmanuel Lipmann fonde à Besançon un atelier d’horlogerie, « le Comptoir Lipmann ». Son fils Ernest lui succédera et sera à l’origine de la première montre phosphorescente, permettant de lire l’heure dans le noir (rendue possible grâce aux époux Pierre et Marie Curie, qui mettront à sa disposition le radium). Dans les années 70, la marque connaîtra de nombreux tumultes, avec un mouvement social d’ampleur, et l’entreprise finira par déposer le bilan. Dans les années 90, Jean-Claude Sensemat, un industriel du Gers, devient propriétaire de la marque et choisit de la relancer depuis Lectoure. Depuis 2014, une nouvelle page se tourne avec la famille Bérard et le retour de la marque à Besançon.

Pierre-Alain Bérard, fils de Philippe Bérard, patron horloger, gravite depuis son plus jeune âge dans le monde des cadrans, des aiguilles et des couronnes crantées. C'est à son père qu'il doit cet héritage spirituel et matériel. Philippe Bérard crée en effet la Société des Montres de Besançon (SMB) en 1978. En 2004, Pierre-Alain Bérard fait des études commerciales à Sup de Co de Dijon en vue de gérer l’entreprise familiale. Et en 2005, il trouve un premier emploi dans une fabrique de montres publicitaires. Mais c’est en 2010 qu’il décide de revenir en terre bisontine pour rejoindre l’entreprise familiale.

En 2014, Philippe Bérard, alors PDG de SMB, trouve un accord avec Jean-Claude Sensemat pour rapatrier Lip à Besançon. C’est un nouvel épisode de la saga Lip qui débute, et son fils, Pierre-Alain, va prendre la tête de la marque. Lip s'étant absentée de sa terre natale durant vingt-cinq ans, il faut tout reprendre à zéro, du design à l’assemblage, d’autant qu’ils se feront désormais en interne dans les ateliers près de Besançon. C’est un succès car SMB réalise 30 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2014. Et les années suivantes voient également les ventes s’envoler… Une belle revanche pour cette marque qui a connu des années difficiles !

GPO Magazine : Dans quelles conditions avez-vous pris la direction de Lip en 2014 ?

Pierre-Alain Bérard : Mon père m’a mis face à mes responsabilités, en m’indiquant que reprendre la direction de Lip était une énorme prise de risques. En effet, les choses n’étaient pas simples. La production avait été délocalisée de Besançon et il fallait faire un gros travail en arrière-plan, comprenant notamment le design des montres, l’assemblage et la création d’un nouvel atelier dans la région. Il m’a donc passé le flambeau en me laissant carte blanche. Je me lance donc dans cette aventure un peu folle en étant épaulé par mon père. Mais je crois en cette marque. Elle fait partie de mon ADN. Le travail de reprise en main de cette marque n’a pas été simple. Il a duré un an et les premières livraisons n’ont eu lieu qu’au milieu de l’année 2015.

GPO Magazine : Quelles ont été vos premières décisions ?

Pierre-Alain Bérard : D’abord, il a fallu décider quel modèle on allait rééditer et fabriquer. Ensuite, nous avons dû trouver les sous-traitants qui pouvaient nous épauler pour la production locale. Enfin, il convenait de former et de recruter des salariés qui allaient fabriquer les montres. Il a donc fallu tout repenser, y compris construire un nouvel atelier modernisé (machines plus perfectionnées, outillage adapté).

GPO Magazine : L’histoire de Lip est-elle encore ancrée dans le développement de votre entreprise ?

Pierre-Alain Bérard : L’histoire de Lip est fondamentale dans ce que nous développons et fabriquons. Une montre Lip qui ne reprendrait pas l’ADN de la marque ne trouverait pas preneur. Nos clients viennent chercher chez nous une part de l’histoire de France. En réalité, l’histoire de Lip se confond avec l’histoire de notre pays. Lorsque vous achetez une montre (réédition historique) dite du Général de Gaulle, Churchill ou l’Himalaya (portée par l’alpiniste et homme politique français Maurice Herzog), vous achetez aussi une part de l’histoire de France. Pour nous, il est indispensable d’avoir cela en tête, de le respecter et de le promouvoir afin de ne pas trahir le travail de nos anciens. Il ne faudrait pas penser que l’on a juste repris une marque sans passé. Pour un Bisontin, Lip était l’emblème de la ville de la même façon que Renault pour les habitants de Boulogne-Billancourt. On a donc à coeur de ne pas dénaturer la marque, de ne pas travestir la réalité historique.

Récemment, nous avons développé à la demande de l’Élysée un modèle spécifique : « La Lip Élysée », vendue exclusivement par la boutique de l’Élysée. En outre, notre Président, Emmanuel Macron porte cette montre à son poignet. Il a été, à différentes reprises, photographié avec elle et c’est sa montre personnelle. Cela prouve la charge sentimentale et presque politique de cette marque. Et c’est aussi un beau symbole car ce n’est pas une montre de luxe à prix exorbitant.

GPO Magazine : Pouvez-vous nous rappeler comment Lip a réussi à rebondir après le dépôt de bilan de 1976 ?

Pierre-Alain Bérard : Bien entendu, Lip a réussi à rebondir mais un tel dépôt de bilan a entraîné beaucoup de drames humains, ne l’oublions pas. Il y a eu plusieurs causes de la chute de la marque. Mais la principale, c’est l’arrivée du quartz japonais. À l’époque, Fred Lip avait inventé une technologie un peu comparable au quartz japonais : le mouvement électronique R27, lequel s’est révélé moins fiable et surtout plus compliqué à fabriquer. Le quartz japonais, avec une technologie similaire mais avec un avantage coût/ efficacité sensiblement plus important, a véritablement mis à genoux Lip. En outre, Fred Lip était vieillissant (plus de 72 ans) et il n'avait plus sa « vista » de jeune homme. Tout cela a précipité la chute de la marque, à telle enseigne que Pierre Mesmer, premier ministre, avait indiqué en 1973 : « Lip c’est fini ».

Après une période d’autogestion et une Scop*, l’usine a été démontée en 1980 (dépôt de bilan définitif) et la marque est restée en déshérence plusieurs années, avant que Jean-Claude Sensemat ne la rachète en 1990 et décide de l'implanter dans le Gers. Il est celui qui donnera la première impulsion pour le retour de la marque en France.

Pierre Alain Berard et Philippe BerardGPO Magazine : Le rapatriement progressif de l'ensemble de la chaîne de fabrication de montres à Besançon, est-ce que cela n’est pas un pari risqué ?

Pierre-Alain Bérard : Avec le recul, ce rapatriement de l’ensemble de la chaîne de fabrication était en effet une vraie prise de risques. Cela représentait un gros investissement et beaucoup de temps passé, sans pour autant avoir la certitude que l’on allait y arriver. Le challenge est plutôt réussi mais les choses ne sont jamais acquises. En tous les cas, à titre personnel, je n’ai aucun regret de l’avoir fait et pour les salariés, c’est une vraie fierté. Il faut garder à l’esprit que ces salariés ont de la famille proche qui a pu travailler chez Lip, et il y a là une vraie charge émotionnelle de voir leur entreprise relocaliser ainsi la chaîne de production dans leur propre ville.

GPO Magazine : Quelles sont les valeurs d’entreprise auxquelles vous êtes attaché ?

Pierre-Alain Bérard : D’abord, la simplicité : je suis très attaché à mon territoire et à ses habitants. La marque Lip, que tout le monde connaît ici, est indissociable de ma région. C’est une marque authentique, simple, robuste qui correspond parfaitement à mon idéal de vie. Ensuite, j’ai le respect de mes employés : je ne me place pas au-dessus d’eux. Enfin, la fierté : je suis fils d’horloger et à ce titre, j’ai hérité d’un savoir-faire qu’il convient de perpétuer et en être digne.

GPO Magazine : Quel type de stratégie pour une marque populaire comme celle de Lip ?

Pierre-Alain Bérard : Au niveau fabrication, notre stratégie est de rapatrier progressivement le plus possible le savoir-faire. Au niveau du design et de la création, nous nous devons de respecter l’ADN de la marque. Et continuer d’innover, car Lip a été extrêmement précurseur, surtout sur le design. À ce titre, on a fait venir des personnes qui n’étaient pas des horlogers. Roger Tallon est un designer français (train Corail, TGV à deux étages), Marc Held est un architecte, designer et photographe français (table, fauteuil, service à thé,…). Ce grain de folie a fait l’ADN de Lip et il faut absolument le conserver. À défaut, on passe à côté de ce qui caractérise notre marque. Nous travaillons pour toutes les générations, y compris les jeunes qui affectionnent particulièrement notre marque (modèle vintage « Henriette » acheté par des jeunes filles).

GPO Magazine : Est-ce que vous pourriez concevoir de réaliser un jour une montre connectée ?

Pierre-Alain Bérard : Nous ne fabriquons pas de montres connectées et à l’avenir, nous ne prévoyons pas de le faire. En effet, la bascule technologique est trop importante : nous ne savons pas le faire et nous concevons des montres qui vont durer toute une vie. Nous ne faisons pas de montres connectées car Lip est l’antithèse de ce genre de produit quasiment jetable (obsolescence programmée). Nous faisons des montres extrêmement solides, réparables et écoresponsables (pas de pile dans nos montres automatiques).
J’ai fait le choix de ne pas fabriquer de montres connectées, car cette folie aujourd’hui de surconsommation et d’obsolescence programmée me hérisse.

GPO Magazine : Comment réussissez-vous le « mix » tradition et innovation ?

Pierre-Alain Bérard : D’abord, il faut beaucoup travailler pour arriver à ce résultat. Mais c’est difficilement quantifiable. Il est important d’innover mais ce sont nos clients qui nous poussent à le faire. À leur demande, il faut aussi relever certains défis. Un exemple, nous avons développé une montre robuste pour les sapeurs-pompiers qui correspond à leurs besoins (pas d’électronique, va dans l’eau, et au feu dans une certaine mesure).

GPO Magazine : Comment expliquez-vous le succès de LIP ?

Pierre-Alain Bérard : D’une manière générale, il faut qu’un produit fasse envie et que le client se sente attiré par ce produit. On peut dire sans faire de fausse modestie que nos produits sont beaux. En outre, notre fil rouge est que Lip soit une marque de qualité et accessible. Enfin, on a certainement bénéficié aussi de l’appétence pour le « Made in France ». Il y a quelques années, la fabrication « Made in France » pouvait faire sourire. Mais la situation sanitaire de la Covid a vraiment changé l’état d’esprit des gens. En effet, ils se sont rendus compte que déléguer nos savoir-faire, les perdre et les envoyer dans des pays lointains, avec des salaires à bas coût, n’était pas forcément viable à long terme. Cette prise de conscience nous a beaucoup aidés.

GPO Magazine : Dans le contexte particulier de crise Covid, avez-vous subi des pertes importantes de chiffre d’affaires en 2020 ?

Pierre-Alain Bérard : En 2020, nous avons effectivement subi une perte conséquente de chiffre d’affaires. Mais il n’y a pas eu péril en la demeure grâce à la mise en place des mesures gouvernementales. Clairement, cela nous a sauvé. Lors des deux premiers confinements, plus de 95 % de notre clientèle a fermé. En avril et mai 2020 : le chiffre d’affaires de Lip a été nul. C’était complètement surréaliste car d’habitude, notre usine tourne avec 148 personnes et là, nous étions 2 dans les locaux afin de répondre aux emails et au téléphone. Les mois suivants, nous avons fait des ventes sur Internet, mais sans les aides gouvernementales, nous n’aurions pas pu poursuivre notre activité.

GPO Magazine : Comment voyez-vous l’avenir de Lip ?

Pierre-Alain Bérard : Pour le moment, nous n’avons pas encore réussi à rapatrier la fabrication du mouvement. Et à l’avenir, j’aimerais beaucoup fabriquer le mouvement dans nos ateliers de Besançon. Il faudrait donc une montée en gamme de nos produits afin d’y parvenir. Par ailleurs, nous souhaitons conforter notre stratégie en France et en Asie (nous sommes vendus au Japon).

GPO Magazine : Quelles sont vos passions en dehors de Lip ?

Pierre-Alain Bérard : Comme un bon petit gars de l’Est de la France, je suis très attaché à la nature. Je fais beaucoup de VTT en forêt. Et ma famille (trois enfants) m’occupe aussi pas mal. J’ai également une passion pour l’équitation, que j’ai la chance de pratiquer dans ma belle région.

*Scop : Société coopérative et participative

Lu 17808 fois Dernière modification le jeudi, 01 septembre 2022 09:25
Linda Ducret

Linda Ducret a une double formation : littéraire (hypokhâgne, licence de philosophie) et juridique (maîtrise de droit des affaires, DESS de Contrats Internationaux). En 1987, elle devient avocate et crée son cabinet en 1990. Elle exerce pendant 15 ans dans différents domaines du droit (droit des affaires, droit pénal, droit de la famille…).

Depuis 2005, elle est journaliste avec comme terrains de prédilections : les dossiers stratégie du dirigeant, propriété intellectuelle, nouvelles technologies, Incentive...Mais également les visions et les portraits d’entrepreneurs.

Écrire est l’une de ses passions. En 2009, elle publie un roman policier Taxi sous influence, finaliste du Prix du Premier roman en ligne.

Elle a publié un recueil de nouvelles : Le Ruban Noir ainsi qu’un polar : L’inconnue du Quai Henri IV.