Santé mentale et efficacité au travail : Schizophrénie dans les organisations ?

La grande cause nationale de 2025, portant sur les enjeux de la santé mentale, semble écarter le contexte du travail. Or, celui-ci nous intéresse particulièrement en tant que consultants systémiciens, car ne l’oublions pas “le travail, c’est la santé…”. Selon l’OMS, la santé au travail est « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».
Pourtant les organisations professionnelles sont plus que jamais soumises à une véritable quadrature du cercle entre enjeux de santé mentale (prévention des RPS, QVCT, bien-être au travail…) et enjeux d’efficacité au travail (gestion de la motivation, performance, rationalisation des ressources, résultats financiers).
Ce paradoxe pose la question des relations existantes entre la recherche d’efficacité et la préservation de la santé au travail, ces deux “normes” pouvant à première vue sembler incompatibles.
Afin d’apporter quelques éclairages sur cette double injonction nous allons rendre compte ici de nos observations lors d’une intervention au sein d’une institution publique, en l’occurrence un Conseil départemental (à noter que nos observations et questionnements sont plus largement présents dans d’autres contextes).
Dans le cas exposé ici, la tension entre ces deux normes s’exprime ainsi :
- En termes de santé mentale, l’organisation doit prendre en main la gestion des RPS, relevant des missions de la DRH (“se sentir bien et se respecter dans les relations”).
- Les décideurs de cette organisation se doivent de transformer et moderniser l’action publique, tout en rationalisant les ressources et maîtrisant les coûts (“faire toujours mieux avec moins”).
Ce Département s’appuie sur sa ligne managériale (300 managers, près de 45 nouveaux/an) pour mettre en œuvre les orientations stratégiques à travers une démarche globale d’accompagnement intitulée “Profession manager”. Ce programme porte sur le développement des compétences managériales et comportementales (définition d’une charte ; parcours managérial ; mesures d’accompagnement individuel et collectif de type coaching, ateliers).
La DRH nous sollicite autour des enjeux suivants : réduction de l’absentéisme et du turn-over, diminution des alertes RPS du personnel et des syndicats ; répondre aux objectifs politiques du Département concernant l’optimisation du service rendu.
En l’état, cette demande agit comme un report de contrainte sur notre intervention. Il convient d’être vigilant à ne pas “prendre le singe” en étant à notre tour porteurs des paradoxes susceptibles d’aggraver la situation.
L’approche systémique à la base de notre intervention consiste ainsi à observer les interactions entre les protagonistes d’une situation et leurs tentatives de solution inefficaces.
En voici quelques illustrations :
Un Directeur préoccupé par le fait de ne plus parvenir à motiver ni animer son équipe. Il se dit “Je dois motiver les autres alors que je n’ai pas suffisamment de repères et peu de leviers pour me motiver moi-même !”. Pour tenter de résoudre son problème, il cherche à convaincre ses collaborateurs en leur expliquant qu’il n’y a pas d’autre choix que d’avancer. Il travaille tard le soir ainsi que le week-end et agit de plus en plus à la place de ses collaborateurs.
Un manager doit accueillir de nouveaux collaborateurs dans un contexte figé qui a généré plusieurs « burn-out ». Il se dit : “Je dois créer une dynamique dans un contexte susceptible de générer de la souffrance”. Il cache le passé, “sur-motive” ses nouvelles recrues en leur répétant qu’ils sont capables de faire face. Il se persuade que les personnes aujourd’hui en “burn-out” avaient des faiblesses personnelles.
Sous la pression de sa Direction, un encadrant récemment arrivé doit augmenter la charge de travail de son équipe. Il est face à une levée de bouclier de l’équipe, entre un collaborateur en “carence professionnelle” et ceux contraints d’assumer sa charge : “ou on réorganise tout équitablement ou on ne touche à rien !” Coincé, il se dit “je dois tenir seul cet équilibre précaire”. Pour apaiser la situation, il prend à sa charge la part du collaborateur “en carence” et laisse croire à sa Direction que l’organisation actuelle est tenable. La pression grandit et le conflit couve.
Un manager doit fixer des objectifs à un collaborateur démotivé lors de son entretien annuel (EAE). Ayant le plus d’ancienneté au sein de l’équipe, il a laissé entendre à plusieurs reprises qu’il voulait partir. Le manager pense que l’état d’esprit du collaborateur est : « moins j’en fais, mieux je me porte et de toute façon il ne va rien m’arriver ! ». Il espère donc le motiver et se dit : « soit il décide de partir, soit il reste et il doit faire sa part de travail comme les autres”. Face à cette inertie, il renouvelle ses objectifs et lui propose une nouvelle fois son aide pour engager une mutation.
De nombreuses autres situations paradoxales nous ont été soumises telles que :
Tout est important et urgent ! : ”Comment sensibiliser ma Direction aux risques encourus à ne pas revoir les priorités ?”. Ne rien changer, c’est prendre le risque d’une immense pression et de burn-out.
Je dois faire toujours plus avec moins d’effectifs : “Comment gérer la pénurie de personnel dans mon équipe ?”. Ce qui revient à examiner les conséquences à faire, sur la durée, le travail de collaborateurs non remplacés.
Je laisse penser que je peux faire avancer la situation alors que je n’ai pas les pleines responsabilités : “Comment respecter une commande de sa Direction qui dépend du bon vouloir d’autres Directions ? “. Ce qui génère un conflit de responsabilité et la possibilité d’être vu comme incompétent.
A travers ces exemples, nous faisons le constat suivant : non seulement les actions et solutions tentées se sont avérées vaines pour résoudre le problème exposé, mais ont également eu tendance à l’aggraver.
Le piège est de laisser les protagonistes “faire plus de la même chose”. Il est également laissé à penser qu’avec notre aide, il serait possible de réussir en utilisant les mêmes logiques. Cela consisterait à relayer les injonctions paradoxales en présence : “vous pouvez faire plus avec moins tout en préservant la santé mentale des collaborateurs dont vous êtes responsables”. Cf. Wittezaele, J. J. (2008). La double contrainte. L’influence des paradoxes de Bateson en Sciences humaines. Bruxelles : De Boeck.
Ajoutons que ces ordres contradictoires ne peuvent en aucun cas être dénoncés par les protagonistes au risque d’être perçus comme déloyaux et/ou incapables, ce qui est inenvisageable pour un encadrant.
La ligne rouge pour notre intervention apparaît clairement : l’injonction paradoxale associée à l’impossibilité de la dénoncer répond à la définition de la double contrainte telle qu’établie par les fondateurs de notre modèle d’intervention. Cf. Bateson, G., Jackson, D. D., Haley, J. & Weakland, J. (1956). « Toward a Theory of Schizophrenia. » Behavioral Science, 1(4), 251- 264.
La personne se sent prisonnière de la situation sans avoir la possibilité de la dénoncer, ce qui génère davantage de souffrance. Alors, non seulement le problème posé devient insoluble et c’est alors les symptômes impactant la santé mentale se renforcent (burn-out, dépression, décompensation, arrêts récurrents, risque suicidaire, etc.).
De plus, face à l’absence de solution, la tentation de désigner un coupable devient grande comme par exemple la figure du “manager pervers narcissique”, les logiques de “bouc- émissaire”, le “harcèlement moral”.
Nos interventions ont pour objet de déconstruire ces mécanismes. Délier les ordres contradictoires rend chaque situation accessible à de nouveaux choix. Cela redonne des marges de manœuvre aux acteurs tout en permettant à l’organisation d’évoluer en termes de stratégie et de pilotage.
L’objet de cet article n’est pas de détailler l’ensemble de l’intervention. Nous soulignons toutefois quelques bénéfices individuels et/ou collectifs exprimés par les participants :
- documentation des cas traités (référentiel de pratiques),
- création d’une réseau d’entraide entre encadrants,
- rapport soulagement/efficacité/implication positif
Le risque de “schizophrénie” des organisations s’avère aigu dans des contextes de plus en plus incertains et chaotiques. La santé mentale au travail s’inscrit dès lors comme un enjeu RH essentiel dans le cadre de la grande cause nationale 2025.
Par Sophie Lafourcade et Grégory Lavacherie, Consultants systémiciens auprès des organisations et Thérapeutes & superviseurs au sein de l’Institut Gregory Bateson (IGB)