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Responsabilité pénale de l’entreprise : une approche fondée sur l’absence de délégation de pouvoirs ?

C’est un arrêt de principe passé presque inaperçu que la Cour de cassation a rendu le 17 octobre dernier, tranchant sur la question de l’impossibilité pour les juges du fond d’identifier les représentants et les organes de la personne morale1.

Faute pour celle-ci de garder dans le secret l’identité de ses représentants et organes qui ont commis une infraction dans son intérêt, ainsi que l’exigent les dispositions de l’article 121-2 du Code pénal, la Chambre criminelle a rejeté l’argument opposé par la défense qui soutenait que, en l’absence de cette identification, la responsabilité pénale de la personne morale ne pouvait être retenue.

Les Hauts magistrats constataient que les juges du fonds s’étaient efforcés, à tous les stades de la procédure, d’identifier le représentant légal de la société, mais que celui-ci, soucieux de rester anonyme, ne s’était jamais manifesté. Ils relevaient en outre que la Cour d’appel s’était fondée sur un arrêt rendu en 2009 contre la même personne par une autre de ses chambres, pour relever l’existence d’un individu portant qualité de représentant légal.

La formule employée par la Haute cour reprend ainsi le terme de volonté délibérée bien connu en justice et qualifie cette attitude de fraude, assurant ainsi à l’application de la loi un fondement plus solide encore : « Ils [les juges du fonds] en déduisent la volonté délibérée de la société X d’empêcher l’identification de son représentant en rendant occulte le véritable décideur, ce qui caractérise la fraude ».

La nouveauté de cet arrêt procède de l’anticipation de la réponse judiciaire à toute manoeuvre destinée à contourner la loi : au dirigeant qui s’est voulu occulte, seule une délégation de pouvoir peut l’exempter de sa responsabilité pénale.

En analysant de plus près cette décision, on note que la Cour de cassation adopte une position conciliant les deux tendances jurisprudentielles que les juristes avaient connues à l’article 121-2 du Code pénal, depuis l’entrée en vigueur en 1994 du nouveau Code pénal : une interprétation rigoriste conforme au principe d’application stricte de la loi pénale, puis un fléchissement à partir de 2006 confinant à la justice de l’évidence, avant un retour à la lettre du texte dès 2011.

Lors de l’entrée en vigueur de l’article 121-2 du Code pénal, les Hauts magistrats avaient fait le choix de respecter le principe d’application stricte de la loi pénale. Ils avaient réaffirmé ce principe dans un arrêt de 1997 reprenant les mots de l’article 121-1 du Code pénal2. Mais un arrêt rendu en 2000 avait suscité un vif émoi lorsque la Cour de cassation cassa l’arrêt de la Cour d’appel qui avait condamné la SNCF pour la mort d’un enfant heurté par un TGV. La Haute cour avait reproché à la Cour d’appel de ne pas avoir recherché « si les négligences, imprudences et manquements aux obligations de sécurité avaient été commis par les organes ou représentants de la SNCF au sens de l’article 121 du Code pénal »3.

La Cour de cassation se fit alors moins exigeante quant à la nécessité d’identifier les représentants et organes de la personne morale. En matière de blessures et d’homicides involontaires, elle jugeait que l’absence d’identification ne pouvait constituer un grief, « dès lors que cette infraction n’a pu être commise, pour le compte de la société, que par ses organes ou représentants »4.

Elle en fit de même par la suite avec les infractions intentionnelles, notamment les délits en lien avec la publicité commerciale en affirmant le principe de façon explicite d’abord5 puis de façon implicite en admettant de la motivation de l’arrêt de la Cour d’appel6.

Dès 2011, et face aux critiques de la doctrine qui pointaient une insécurité juridique au détriment des personnes morales dont la responsabilité pénale était présumée en cas de commission d’une infraction, la Cour de cassation décidait de revenir à une interprétation orthodoxe des dispositions de l’article 121- 2 du Code pénal. Une Cour d’appel s’était ainsi vu reprocher de ne pas avoir recherché « si les manquements relevés résultaient de l’abstention d’un des organes ou représentants de la société Gauthey, et s’ils avaient été commis pour le compte de cette société »7.

Dans un arrêt de 2016, la Cour de cassation reprochait aux juges du fond d’être entrés en voie de condamnation avec la même frivolité, alors qu’il était de leur pouvoir d’ordonner, « au besoin (…) un supplément d’information »8. Cet arrêt résonne comme un avertissement des Hauts magistrats à l’endroit des juges du fond, rappelant avec fermeté la rigueur avec laquelle le texte doit être appliqué et l’existence d’instruments procéduraux à mettre en oeuvre pour la manifestation de la vérité.

Le 31 octobre 2017, appelée à trancher sur la responsabilité pénale de l’entreprise à l’occasion d’un accident du travail, la Cour de cassation rendait une décision qui mettait en exergue l’absence de recours par les dirigeants à la technique de la délégation de pouvoirs. Auteurs et praticiens ont pu penser qu’un tel raisonnement relevait de la cohérence compte tenu de la matière en jeu. L’organisation et la répartition du travail au sein d’une entreprise implique en effet la mise en oeuvre de délégations de pouvoirs destinées à redéployer la responsabilité pénale des dirigeants au niveau des collaborateurs sur lesquels reposent les missions opérationnelles9.

Mais à la lumière de l’arrêt rendu le 17 octobre 2023, la Haute cour semble avoir initié une nouvelle tendance, avec une approche de l’identification des représentants et organes de la personne morale fondée sur l’existence ou non d’une délégation de pouvoirs.

En effet, l’arrêt du 17 octobre 2023 ne traite d’aucun sujet en lien avec l’organisation du travail en entreprise. Il invoque néanmoins la délégation de pouvoirs pour répondre à cette situation insolite où la justice ne parvient pas à identifier les dirigeants et les organes à l’origine des délits commis dans l’intérêt de la personne morale. Ici, la délégation de pouvoirs n’est pas un instrument à la disposition des dirigeants qui souhaitent être exemptés de la responsabilité pénale liée à une activité qu’ils n’accomplissent pas eux-mêmes. Elle est un moyen permettant de déterminer l’existence ou non de représentants légaux ou d’organes, même non identifiés. C’est donc une vision a contrario de la délégation de pouvoirs qui permet à la Cour de cassation de retenir la responsabilité du dirigeant occulte.

Aussi, la tendance jurisprudentielle étant à l’application stricte de la loi pénale et les juges n’envisageant pas de laisser les prévenus faire de cette rigidité une échappatoire, la Cour de cassation a fait le choix de qualifier – sans fondement juridique – ce comportement de « fraude ».

Les Hauts magistrats ont-ils voulu empêcher les sujets de droit de composer avec le droit pénal comme ils le feraient par exemple avec les niches offertes par le droit fiscal ou le droit du travail ? On peut penser qu’ils se sont voulus particulièrement sévère pour rappeler que la matière pénale a vocation à réprimer les troubles à l’ordre public, et ainsi à dissuader toute personne de s’y livrer par un quelconque moyen.

Certains verront ainsi dans cet arrêt une nouvelle cause de confusion dans le régime de responsabilité pénale de l’entreprise, quand d’autres y verront un renforcement de la loi contre l’ingéniosité des délinquants. Une certitude cependant : le débat continue d’être agité et les réflexions qui entourent les dispositions de l’article 121-2 du Code pénal n’ont pas fini d’être fécondes.

Par Sahand SABER – Avocat au Barreau de Paris

1 Cass. crim, 17 octobre 2023, n°22-84.021
2 Cass. crim., 2 décembre 1997, n° 96-85.484 : « Attendu qu’il résulte de l’article 121-2 du Code pénal que les personnes morales ne peuvent être déclarées pénalement responsables que s’il est établi qu’une infraction a été commise, pour leur compte, par leurs organes ou représentants ; »
3 Cass. crim., 18 janvier 2000, n°99-80.318
4 Cass. crim., 20 juin 2006, n°05-85.255 ; Cass. crim., 26 Juin 2007, n°06-84821
5 Crim, 25 juin 2008, n°07-80.261 : « Attendu qu’en l’état de ces énonciations, d’où il se déduit que les infractions retenues s’inscrivent dans le cadre de la politique commerciale des sociétés en cause et ne peuvent, dès lors, avoir été commises, pour le compte des sociétés, que par leurs organes ou représentants, la cour d’appel a justifié sa décision »
6 Crim., 24 mars 2009, n°08-86.530 et n°08.86.534 : « qu’il importe peu que l’infraction ne puisse être imputée à un représentant déterminé de la SNC, dès lors, qu’il est établi qu’elle a été commise dans tous ses éléments matériels par une personne physique quelconque représentant la prévenue ; que cette circonstance ne saurait donc ainsi s’opposer à la reconnaissance de la responsabilité pénale de la prévenue »
7 Cass. crim., 11 octobre 2011 n°10-87.212 ; Cass. crim., 11 avril 2012, n°10-86.974
8 Cass. crim., 22 mars 2016 n°15-81484 : « Mais attendu qu’en statuant ainsi, la cour d’appel qui, après avoir constaté la matérialité de l’infraction, était tenue, quel que soit le mode de poursuite et, au besoin, en ordonnant un supplément
d’information, de rechercher si les manquements relevés résultaient de l’abstention de l’un des organes ou représentants de la société prévenue et s’ils avaient été commis pour le compte de celle-ci, a méconnu le sens et la portée du texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé »
9 Crim., 31 octobre 2017, n°16-83.683 : « Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, par des considérations pour partie inopérantes, alors qu’il lui appartenait de rechercher si les carences qu’elle a relevées dans la conception et l’organisation des règles de maintenance de l’équipement de travail, sur lequel s’est produit l’accident, ne procédaient pas, en l’absence de délégation de pouvoirs en matière de sécurité, d’une faute d’un organe de la société, et notamment de la violation des prescriptions des articles R. 4322-1 et R. 4323-1 du code du travail s’imposant à l’employeur, qu’avait mentionnée l’inspection du travail, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision au regard des textes susvisés et du principe ci-dessus rappelé »

Sahand SABER

Sahand SABER - Avocat au Barreau de Paris et cofondateur d’HIRO Avocats Il en dirige la pratique dédiée au droit pénal des affaires, et assiste à ce titre les entreprises et leurs dirigeants sur le contentieux pénal de la responsabilité et les risques pénaux qu’ils encourent dans le cadre de leurs activités. Ses domaines d’intervention recouvrent en particulier les problématiques liées à la gestion de l’entreprise (abus de biens sociaux, banqueroute, pratiques commerciales trompeuses, blanchiment, etc.), les problématiques fiscales (fraude fiscale, escroquerie à la TVA, établissement stable, etc.) et les problématiques sociales (travail dissimulé, accidents involontaires, délits d’entrave, manquement aux règles de sécurité, etc.).  

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