Rupture de relations commerciales par mon co-contractant : puis-je être indemnisé ?

Que dit la loi ? Le législateur a mis en place un dispositif protecteur, plusieurs fois retouchés, à l’origine pour protéger les co-contractants de la grande distribution, mais d’un champ d’application beaucoup plus large, ouvrant un doit à indemnisation sous certaines conditions.
Ainsi , l’article L 442-1 II du code de commerce dispose qu’ « Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait par toute personne exerçant des activités de production, distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l’absence d’un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce et aux accords interprofessionnels, et, pour la détermination du prix applicable durant sa durée, des conditions économiques du marché dans lequel opèrent les parties ».
La mise en œuvre de cette disposition protectrice a donné lieu à une abondante jurisprudence et à l’élaboration par la Cour d’appel de Paris d’une fiche méthodologique spécifique1 précisant les conditions du droit à l’indemnisation et les modalités de calcul du préjudice réparable.
Ceci permet de se poser les bonnes questions pour élaborer une demande d’indemnisation ayant des chances de succès.
Comment démontrer l’existence d’une relation commerciale établie ?
Une relation commerciale établie se caractérise par une certaine durée et doit avoir été suffisamment significative et stable pour que le fournisseur ait pu raisonnablement anticiper un flux d’affaires ayant une certaine pérennité avec son client. Peu importe que les relations commerciales consistent en des contrats à durée déterminée conclus à des rythmes variables. Cependant, une relation commerciale même ancienne peut être considérée comme précaire s’il existait une mise en concurrence régulière, notamment par voie d’appel d’offres.
Cette rupture peut être seulement partielle (affectant seulement certains produits ou encore modifiant les conditions contractuelles de manière substantielle) sauf justification par des impératifs de marché, indépendants de la volonté du client.
Un préavis donné par écrit est obligatoire
Le client pourra cependant démontrer être lui-même contraint de faire cesser les relations commerciales ou de les réduire soit parce qu’il subit lui-même une baisse d’activité réduisant son besoin de recourir à son fournisseur habituel, soit en cas de défaut d’exécution grave de la part du fournisseur.
La rupture peut-elle être qualifiée de brutale ?
La rupture brutale se caractérise par la fin des relations sans préavis ou avec un préavis insuffisant ou ineffectif.
La durée nécessaire du préavis prend en compte un certain nombre de critères, celui de la durée de la relation, visée explicitement par le code de commerce, mais aussi de manière générale la capacité de la société victime à se reconvertir, l’importance des investissements effectués dédiés non réutilisables,…
La détermination de la durée normale de préavis ne peut légalement excéder dix-huit mois.
Si la réponse à ces deux premières questions est positive, reste à estimer le montant de l’indemnité qui peut être raisonnablement réclamée, avant de formuler une demande.
Comment estimer mon préjudice indemnisable ?
Même si dans certains cas exceptionnels, il a été possible à la victime d’obtenir, lors d’une action en référé, la poursuite de la relation commerciale pendant la durée du préavis raisonnable, le préjudice est le plus souvent réparé par une indemnité.
Pour l’essentiel, cette indemnité couvrira les gains manqués par la victime, mais d’autres éléments de préjudice peuvent être pris en compte.
Les gains manqués pendant la durée du préavis raisonnable
La difficulté est de chiffrer le préjudice subi qui correspondra au manque à gagner pendant la période estimée comme étant un préavis raisonnable. Autrement dit, il conviendra de chiffrer les gains mensuels manqués à multiplier par le nombre de mois de préavis.
Les gains manqués sont ceux correspondant au chiffre d’affaires perdu à minorer des coûts qui ont pu être économisés au titre de cette non-réalisation de chiffre d’affaires.
Une jurisprudence a été longtemps assez hétérogène sur cette question de fait, mais la Cour de cassation a finalement tranché sur la méthodologie à appliquer. Ainsi dans un récent arrêt du 28 juin 20232 elle indique le mode de chiffrage du préjudice à retenir : « Le préjudice principal résultant du caractère brutal de la rupture s’évalue en considération de la marge brute escomptée, c’est-à-dire la différence entre le chiffre d’affaires hors taxe escompté et les coûts variables hors taxe non supportés durant la période d’insuffisance de préavis, différence dont pourra encore être déduite, le cas échéant, la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d’activité résultant de la rupture, durant la même période ».
Si cette définition est en ligne avec les principes généraux de détermination du préjudice lié à des gains manqués en matière d’évaluation de préjudice, elle pose des difficultés de mise en œuvre car la marge sur coûts variables ne correspond pas à un agrégat ressortant des données de comptabilité générale.
Un travail préparatoire d’analyse des différents coûts supportés par l’entreprise est donc nécessaire pour déterminer quels coûts diminuent proportionnellement au chiffre d’affaires et ont pu donc être éludés et quels coûts sont de nature fixe.
Il faudra donc effectuer un calcul et être capable de le justifier par des pièces probantes.
Il est recommandé de produire une attestation du commissaire aux comptes ou de l’expert-comptable de la société victime qui portera à la fois sur le chiffre d’affaires réalisé avec le co-contractant sur les exercices précédant la rupture brutale, mais aussi sur le taux de marge sur coûts variables. Les éléments de coûts contribuant à la marge sur coûts variables devront être extraits de la comptabilité générale après une analyse de la typologie des coûts de l’entreprise permettant de les ventiler entre coûts fixes et variables. Ces derniers peuvent se trouver en lecture directe dans les comptes (par exemple les achats et la variation des stocks) ou demander des analyses plus fines (ex : personnel intérimaire directement lié au chiffre d’affaires, coût de l’énergie affectée à la production, …). La marge moyenne sur coûts variables ainsi obtenue sur plusieurs exercices, multipliée par la durée d’un préavis raisonnable servira de base au calcul de l’indemnité. En cas d’exercices atypiques (par exemple perturbés par la crise sanitaire), des retraitements de normalisation pourront être effectués, l’objectif étant d’arriver à mesurer au plus près la marge théorique perdue pendant la période du préavis.
Ces calculs peuvent être complexes et il peut être prudent d’être accompagné par un expert familiarisé avec cette notion.
Les autres éléments du préjudice réparable
A la perte de marge, la jurisprudence accepte d’ajouter d’autres éléments de charges (perte d’investissements spécifiques, coûts de licenciement) à la condition qu’ils puissent être directement reliés à la rupture brutale. Là aussi, il conviendra d’étayer les demandes.
La Cour de cassation a même décidé que l’indemnisation d’un préjudice moral lié à la rupture brutale était possible.
Que faire si je considère avoir un subi un préjudice indemnisable ?
La demande auprès du fournisseur doit pouvoir être solidement étayée. Une procédure contentieuse peut être longue et coûteuse.
Si l’action judiciaire peut être menée en France peu important la nationalité du client, celle-ci relève d’un nombre limité de tribunaux de commerce (8) et en appel de la compétence exclusive de la Cour d’appel de Paris.
La recherche d’un accord amiable apparait préférable, celui-ci ne pouvant être que facilité par le travail préparatoire qui permettra de connaître les enjeux de la négociation.
Par Danièle Batude, Associée BM&A, Expert près la Cour d’Appel de Versailles
1 Fiche méthodologique de la Cour d’Appel de Paris n°13 A et B disponible sur le site internet de la Cour d’Appel mise à jour en 2024
2 Com.28 juin 2023, pourvoi n°21-16.940