L’entrepreneuriat : Eldorado ou miroir aux alouettes ?
1,05 million(1). C’est le nombre d’entreprises créées en France en 2023, toutes typologies d’entreprises confondues, dépassant pour la troisième année consécutive les six chiffres. Une progression de 95% en l’espace de dix ans, qui témoigne de la diffusion d’une culture entrepreneuriale forte dans le pays, à la faveur de plusieurs facteurs parmi lesquels : la création du régime de l’auto-entrepreneur (2008) ; l’émergence des start-ups technologiques et la montée en puissance d’écosystèmes d’innovation tels que la French Tech (2013) ; la réforme de l’assurance-chômage (2014) ; l’entrée en vigueur des mesures de simplification de la loi Pacte (2019) ou encore l’évolution des modes de travail favorisée par la pandémie de Covid-19 (2020) qui en a poussé beaucoup, sur fond de digitalisation de l’économie, à reconsidérer leur vie professionnelle.
Si le salariat représente près de 90% du marché de l’emploi(2), devenir son propre patron semble être devenu un objectif accessible et une motivation pour de nombreux Français en quête d’autonomie et de flexibilité.
Alors que le statut véhicule encore beaucoup de clichés, d’idées reçues et de préjugés, comment la démocratisation de l’entrepreneuriat influe aujourd’hui sur l’image des créateurs d’entreprise ? La France est-elle devenue un terreau fertile pour les entrepreneurs ?
Décryptage avec le sondage réalisé par l’IFOP pour le collectif d’entrepreneurs Axtom, auprès d’un échantillon représentatif de 2701 personnes.
Pour 48% des Français, aujourd’hui n’importe qui peut entreprendre
Bernard Tapie, Xavier Niel, Bernard Arnault puis Michel-Edouard Leclerc en France ou encore Elon Musk, Steve Jobs, Jeff Bezos et Bill Gates à l’international, sont les personnes connues qui, spontanément, symbolisent le mieux l’entrepreneuriat aux yeux des Français.
Mais en parallèle, loin de l’image médiatique de ces « grands patrons » milliardaires, une majorité privilégie une représentation de proximité, citant prioritairement un membre de leur famille ou un artisan de leur quartier (plombier, boulanger, etc.). De fait, près de 4 répondants sur 10 (36%) déclarent avoir dans leur entourage direct un ou des proches chef(s) d’entreprise ou entrepreneur(s).
Une démocratisation de l’entrepreneuriat qui amène une part significative de la population à estimer qu’aujourd’hui, « tout le monde peut monter sa boîte ». Ainsi, 48% des Français jugent que de nos jours, n’importe qui peut entreprendre. Une impression partagée par 55% des jeunes de moins de 35 ans, contre 46% des 35 ans et plus.
D’ailleurs, « il suffirait d’une bonne idée pour se lancer » pour 46% des personnes interrogées, là encore avec une petite sur-représentation des jeunes de moins de 35 ans (48%) et plus particulièrement de la tranche 25-34 ans (51%). A noter, les ouvriers (52%), les catégories populaires (50%) et les employés (49%) sont les plus enclins à souscrire à cette opinion.
Une perception d’apparente simplicité que Jérémie BENMOUSSA, Directeur général et associé d’Axtom, explique de plusieurs manières : « Les récits simplifiés autour d’entrepreneurs à succès négligent souvent les difficultés, les efforts et les ressources nécessaires pour transformer une idée en entreprise viable. Les figures emblématiques comme Steve Jobs, Elon Musk ou Mark Zuckerberg sont souvent présentées comme des génies qui ont réussi principalement grâce à leur créativité, créant une vision erronée de l’entrepreneuriat. Les réseaux sociaux accentuent cette tendance en faisant la promotion de “méthodes” permettant de créer un business et de devenir riche grâce au digital. Avec l’accès accru aux technologies et aux ressources en ligne, les jeunes peuvent croire que lancer une entreprise est plus facile qu’il ne l’est réellement. Par ailleurs, la culture de la start-up, souvent médiatisée, donne l’impression qu’une bonne idée et une levée de fonds suffisent pour réussir, alors que les étapes de développement, de gestion et de croissance sont cruciales. Les initiatives de sensibilisation à l’entrepreneuriat se concentrent parfois trop sur l’idée innovante et pas assez sur les compétences nécessaires pour la concrétiser ».
Elément surprenant de l’étude : la forte corrélation entre la proximité avec l’entrepreneuriat et l’envie de créer sa propre entreprise, 53% des Français concernés envisageant de sauter le pas et de se lancer un jour à leur compte. Ce constat met en lumière l’impact significatif de l’environnement personnel (cf. rôle modèle) et des expériences directes sur la perception et l’attrait de l’entrepreneuriat.
D’ailleurs, pour 75% des répondants, les entrepreneurs sont une source d’inspiration et un modèle de réussite. Une image globalement positive que l’on retrouve dans les attributs que les Français associent aux entrepreneurs qui sont fondamentalement pour eux des personnalités qui prennent des risques (97%), travaillent dur (95%), créent leur propre emploi (95%) et jouent un rôle social important (85%).
Selon l’Insee, environ 99% des entreprises françaises sont des TPE, employant moins de 10 personnes. Cette prévalence contribue à développer le sentiment que créer une entreprise est un projet à la portée de beaucoup : 53% des Français considèrent que la France est un pays d’entrepreneurs.
3366 euros : le revenu net mensuel perçu comme suffisamment attractif pour se lancer
A contre-courant de certaines idées reçues associant entrepreneuriat et richesse favorisées par les histoires de réussite spectaculaire et la représentation culturelle, les Français restent relativement raisonnables quant à leur estimation du revenu net mensuel (avant impôt) des entrepreneurs, qu’ils évaluent en moyenne à 2 990 euros.
Une appréciation assez proche de la réalité si l’on en juge les résultats d’une enquête menée fin 2023 par la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), auprès de 1 331 dirigeants de TPE/PME, révélant que les trois quarts d’entre eux (76%) disent percevoir une rémunération mensuelle moyenne inférieure à 4000 euros, un dirigeant sur cinq (20%) gagnant même moins qu’un SMIC(3).
Si pour 2 Français sur 3, la principale motivation des entrepreneurs est de gagner de l’argent – avec 14 à 16 points d’écart entre le jugement des dirigeants (47%) et des indépendants (49%) et celui des salariés du privé (63%) et du public (61%) -, le niveau de revenu mensuel à partir duquel il leur semblerait intéressant de lancer leur propre activité est de 3366 euros.
Si les hommes se montrent plus « gourmands » que les femmes (3 715 euros contre 3 050 euros), de même que les plus de 35 ans vis-à-vis des moins de 35 ans (3 437 euros contre 3 156 euros), le statut des répondants vient battre en brèche l’allégation susmentionnée concernant l’objectif supposé d’enrichissement personnel des entrepreneurs.
Car, en comparaison des salariés du public et des salariés du privé qui se projetteraient dans la création d’entreprise à partir de respectivement 3 318 euros et 3 284 euros, les dirigeants et les indépendants se lanceraient quant à eux dès 2 745 euros et 2 407 euros.
Une distinction que Jérémie BENMOUSSA analyse avec un regard averti : « La création d’une entreprise offre l’opportunité de faire une différence, d’innover et d’apporter des solutions à des problèmes spécifiques. Cette capacité à avoir un impact tangible sur le marché et la société, à travers des services améliorés ou la création d’emplois par exemple, est souvent une motivation plus profonde que l’enrichissement financier. En témoigne la réalité du revenu moyen des entrepreneurs en France. Bien que la perspective de mieux gagner leur vie puisse également jouer un rôle, il est clair que pour beaucoup d’entrepreneurs, la liberté et l’autonomie que procurent la création et la gestion de leur propre entreprise sont des moteurs puissants. Prendre ses propres décisions sans avoir à se conformer aux directives d’un supérieur hiérarchique et suivre ses convictions sont des avantages perçus comme majeurs, et cela sans compter le gain de flexibilité avec la possibilité d’organiser sa journée selon ses besoins et priorités, ce qui est difficilement réalisable dans un cadre salarié traditionnel. »
58% des Français estiment que l’entrepreneuriat n’est pas assez soutenu
Un nombre croissant de Français montrent de l’intérêt pour l’entrepreneuriat. Pourtant, ils font état de plusieurs obstacles qui contribuent à freiner leurs éventuelles aspirations car entre envie et passage à l’acte, il y a souvent plus qu’un pas : 34% de la population considère que la création d’entreprise est très valorisée par la société. Parmi les raisons principales évoquées :
- La culture du risque et de l’échec : 71% des Français présument que beaucoup de créations d’entreprises se terminent par des échecs. De fait, si 1 051 500 créations d’entreprises ont été enregistrées en 2023 (+3% micro-entrepreneurs), 55 492 ont fait faillite selon les données de la Banque de France. Face à ce constat, 70% des répondants jugent que les entrepreneurs français ne bénéficient pas d’un soutien suffisant en cas d’échec. Ainsi, la crainte d’échouer et ses conséquences (financières, absence de revenus) seraient de nature à décourager 78% des répondants, tout comme le risque de ne pas avoir droit aux allocations chômage si l’aventure entrepreneuriale tournait court (68%).
- L’environnement économique et administratif : la France est réputée pour ses lourdeurs administratives et son niveau de taxation élevé. Le poids des taxes, impôts et cotisations représenterait un frein au lancement de leur propre activité pour 85% des Français. De même concernant l’ampleur des tâches administratives et des réglementations inhérentes à la gestion d’une activité (69%).
- L’accès au financement : pour lancer leur projet, les aspirants à l’entrepreneuriat peuvent rencontrer des difficultés à obtenir des financements, malgré des initiatives récentes pour améliorer l’accès aux fonds (crédits d’impôts, prêts, réseaux d’accompagnement). Rassembler un capital de départ suffisant au démarrage d’une entreprise (achat de matériel, location de locaux, lancement de l’activité, frais marketing, etc.) est perçu comme une difficulté importante pour 38% des Français.
A noter, le manque de culture économique et/ou de compétences financières semble être complètement sous-estimé par les répondants, qui ne sont que 9% à considérer que cela puisse constituer une entrave à la réussite d’une entreprise.
Pour Jérémie BENMOUSSA : « la culture de l’échec en France est souvent perçue comme plus stigmatisante que dans d’autres pays, tels que les États-Unis, où l’échec entrepreneurial est parfois considéré comme une expérience d’apprentissage. Par ailleurs, la complexité administrative et les conséquences financières d’une faillite peuvent être décourageantes. La propension au risque est un trait majeur qui pourrait permettre de faire la différence entre les entrepreneurs et ceux qui ne le sont pas. Les entrepreneurs à succès le savent, pour réussir, il est crucial de savoir s’entourer pour prendre des décisions éclairées à chaque étape de son parcours et apprendre de l’expérience de ceux qui ont déjà surmonté des défis similaires ».
(1) Source : Insee
(2) Source : Insee, Dares
(3) Source CPME : www.cpme.fr/espace-presse/communiques-de-presse/enquete-de-conjoncture-cpme-sur-la-remuneration-des-dirigeants-un-entrepreneur-sur-cinq-gagne-moins-que-le-smic
Méthodologie : l’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 2 701 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 02 au 14 mai 2024.