Le devoir de vigilance en droit français : une mise en œuvre incertaine
Après le drame du Rana Plaza, la France a été le premier pays au monde à instituer un devoir de vigilance à la charge des entreprises donneuses d’ordre au travers de la loi n°2017-399 du 27 mars 20171. Concrètement, en France, ce devoir matérialise avant tout une obligation spécifique : celle d’une vigilance active, qui impose aux grandes entreprises françaises (de plus de 5 000 employés en France ou de plus de 10 000 employés en France et dans leurs filiales à l’étranger) « d’identifier les risques » et de « prévenir les atteintes graves », commises en France ou à l’étranger, aux droits humains et libertés fondamentales, à la santé et la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement et, à défaut, de réparer les conséquences résultant de leur faute de vigilance.
Point essentiel, les entreprises concernées sont responsables non seulement de leurs propres activités, mais également de l’activité de leurs filiales (directes ou indirectes), et surtout de l’activité de leurs sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation établie.
C’est bien un dispositif de prévention ab initio ou ex ante qui est instauré, obligeant à la mise en œuvre de dispositifs propres à éviter la production du dommage, par opposition à la mécanique plus classique de réparation ou régularisation ex post qui implique un traitement du dommage après sa réalisation.
Plus encore, c’est le périmètre large de l’obligation qui donne toute sa force au texte : en soumettant les entreprises concernées au devoir de vigilance, non seulement du fait de leur propre activité, mais également du fait de celle de leurs filiales et partenaires, la loi appelle à « dépasser les notions d’autonomie de la personne morale et de groupes formés par les liens du contrôle capitalistique ». L’objectif est clair : lutter contre les activités préjudiciables aux droits de l’Homme et à l’environnement, par une prévention d’ordre public.
Pour se mettre en conformité, l’entreprise doit publier un plan de vigilance annuel conforme à la loi, qui implique de respecter cinq mesures imposées. Premièrement, l’entreprise doit « cartographier » les risques : identification, analyse, hiérarchisation. Deuxièmement, elle doit mettre en œuvre des « procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs ». Troisièmement, elle doit déployer des « actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ». Quatrièmement, elle met en place un « mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou la réalisation des risques ». Enfin, elle assure un « dispositif de suivi des mesures mises en œuvres et d’évaluation de leur efficacité ».
La mise en œuvre du devoir de vigilance par les juridictions françaises fait actuellement l’objet d’une rude bataille judiciaire. Après des décisions rendues sur la compétence des tribunaux judiciaires ou des tribunaux de commerce pour connaître des contentieux sur l’application de la loi, conduisant finalement le Parlement à se saisir de la question pour trancher en faveur des tribunaux judiciaires et accélérer la mise en œuvre de la loi, la première décision rendue au fond a ordonné à La Poste de compléter son plan de vigilance par une cartographie des risques et par un mécanisme d’alerte après avoir procédé à une concertation des organisations syndicales, décision que La Poste a décidé de contester en appel.
D’autres contentieux sont en cours et portent notamment sur des mesures insuffisantes de réduction des gaz à effet de serre, la contribution à la déforestation au Brésil, des projets pétroliers portant atteinte à l’environnement, des contaminations d’eau potable, des atteintes à la liberté syndicale et aux droits fondamentaux de salariés, des atteintes aux droits des populations affectées par des projets industriels… Ainsi, d’autres décisions sont attendues le 18 juin 2024 dans des affaires impliquant TotalEnergies, EDF et Suez accusées de ne pas avoir suffisamment pris en compte les risques climatiques afférents à leurs activités.
Ces contentieux ne sont pas étonnants. La loi française, si elle a été véritablement précurseur, comprend des notions floues nécessitant d’être interprétées par les juges. A titre d’exemple, la notion d’atteintes « graves » soulève des questions sur les comportements prohibés : qu’est-ce qu’une atteinte grave ? Existe-t-il des atteintes non-graves aux valeurs protégées précitées ? Une atteinte non-grave est-elle susceptible de le devenir si elle est répétée ou si elle intervient dans un contexte particulier ?
La force des entreprises vigilantes
A l’heure d’une crise climatique sans précédent, les systèmes d’auto-régulation souples appellent un effort de structure et d’harmonisation des règles par l’ordre public.
Signe que des décisions fortes peuvent être prises sur la base des enjeux humains et environnementaux en présence, la justice hollandaise avait été la première à condamner le groupe pétrolier Shell à réduire de 45% ses émissions d’ici 2030, estimant que l’entreprise – responsable de 1,8% de l’ensemble du CO2 émis par les humains – « ne garantissait aucune réduction de ses émissions et contribuait de beaucoup à dépasser la limite de 1,5°C de réchauffement inscrite dans l’accord de Paris ». Comme en matière de vigilance, mais sur le proche fondement du « duty of care », le Tribunal de La Haye avait imposé au groupe d’atteindre ces objectifs non seulement du fait des activités de Shell, mais également de celles de ses filiales, clients et fournisseurs.
La transformation d’une économie carbonée au détriment des droits fondamentaux et des plus faibles constitue un défi face à la profitabilité de court terme. La crainte des entreprises que cette transformation se fasse dans des conditions concurrentielles désavantageuses au profit de concurrents étrangers doit être surpassée : la Directive européenne adoptée récemment par le Parlement européen (voir le premier volet de cet article) permet de soumettre à un devoir de vigilance tant les entreprises européennes que les entreprises extra-européennes ayant une activité dans l’Union Européenne, et constitue une opportunité de créer des conditions de concurrence plus équitables à partir du principal espace économique que constitue le marché unique européen.
Les entreprises peuvent également trouver leur intérêt à jouer le jeu tant dans un souci d’intérêt public – celles-ci considérant généralement que l’instabilité politique résultant de la polarisation de l’opinion publique constitue un risque d’un point de vue économique – que dans le cadre de leurs intérêts privés, et pour la sécurité de leurs investissements. L’association de leur image à des violations graves dans leurs filiales et chaînes d’approvisionnement pourrait avoir un effet dévastateur dans l’opinion publique et auprès d’investisseurs tenus de plus en plus à justifier du caractère éthique et responsable des investissements qu’ils font pour le compte de tiers.
Les prochaines étapes
Le Parlement européen ayant approuvé le texte le 24 avril 2024, la directive doit désormais être officiellement adoptée par le Conseil, avant d’être publiée au Journal Officiel. Les Etats membres auront alors deux ans pour la transposer. Les nouvelles règles s’appliqueront progressivement aux entreprises européennes selon leur nombre de salariés et leur chiffre d’affaires mondial. La France devra adapter sa législation existante notamment au regard des seuils plus réduits visés par la Directive. A cette occasion, la mise en œuvre concrète de cette obligation de vigilance sera vraisemblablement de nouveau une source de débats intenses, compte-tenu de la faculté pour les Etats membres d’adopter des mesures plus strictes et de la nécessité de mettre en place une autorité nationale de contrôle.
Il importe ainsi que les diverses parties prenantes sur ce texte soient d’ores et déjà vigilantes et anticipent par un accompagnement juridique approprié à la mise en œuvre des changements à venir.
Par Anne-Marie Pecoraro Associée, UGGC Avocats – spécialisée en propriété intellectuelle, droit du numérique, droit des médias