40 milliards ? Commencez à regarder sous le tapis !

Supprimer des budgets, taxer ceux qui ne l’étaient plus depuis plus de 20 ans, ou encore licencier à tour de bras n’a jamais enrichi une nation ; c’est repousser la facture ou, pire, briser des vies pour un gain comptable de façade. Un peu à la manière d’un mauvais Cost Killer qui voudrait diviser le prix des agrafes par deux, mais qui n’a pas anticipé qu’il faudrait en utiliser quatre fois plus pour effectuer le job ! La qualité coûte cher, mais la non-qualité coûte encore plus, et cela s’applique à l’administration comme à tous les départements d’une entreprise.

Pour économiser, dans une organisation, il est communément convenu que l’on sabre les effectifs avant même d’ouvrir les comptes, juste avant leur publication. Mais trois trimestres plus tard, on retrouve la dépense maquillée en arrêts maladie, en sous-traitance hors de prix, en prud’hommes et j’en passe.

Chercher 40 milliards relève avec des lignes Excel, de l’absurde : plutôt que de considérer que la valeur humaine d’une entreprise se trouve dans les effectifs qui la composent, on considère ces derniers comme un boulet à traîner et une ligne comptable à optimiser.

En continuant ainsi, demain on nous annoncera qu’il faudra continuer l’effort au nom de la liberté – ou de l’effort de guerre – en en cherchant 80… Absurde et sans fin ! On racle des lignes budgétaires visibles tandis que le véritable magot dort dans les interstices invisibles des organisations.

7000 milliards et bien plus, déjà disponibles

Gallup[1] chiffre à 7 000 milliards de dollars le manque à gagner mondial dû au désengagement ; McKinsey évalue l’absentéisme français à 108 milliards d’euros par an, presque trois fois le déficit public. Ajoutez douze à dix-huit mois de salaire pour remplacer chaque cadre, la non-qualité qui ronge de 3 à 5 % du chiffre d’affaires, selon Savall et Zardet, les 13 milliards d’intérêts que les grands donneurs d’ordre s’octroient en payant à soixante jours, et la souffrance psychique dont la facture dépasse 4 % du PIB : autant de coûts fantômes invisibles aux lois de finances… jusqu’à ce que la machine se grippe.

La mine d’or est pourtant sous nos bureaux : la qualité de vie au travail. Toujours selon Gallup, un seul point d’engagement gagné rapporte 17 % de productivité et 23 % de rentabilité ; baisser de dix points le burn-out sévère libérerait, en France, l’équivalent de 300 000 ETP sans la moindre subvention. Rembourser une partie d’adhésion sportive – 500 euros l’année – coûterait largement moins cher que six boîtes d’anxiolytiques et deux passages aux urgences ; chaque euro investi dans l’activité physique peut rapporter facilement entre trois et cinq euros en soins évités, sans compter la performance et la productivité retrouvée, car une activité sportive éveille le mental : vous devenez plus vif et plus alerte.

Ce qui est parfait, notamment pour éviter une partie des accidents du travail, pour être un peu plus en forme, pour éviter une part de l’absentéisme et si cela ne fera pas disparaître les jeux psychologiques entre collègues, cela en évitera un certain nombre, car si la mauvaise humeur a tendance à contaminer, la bonne humeur, elle, se propage. Le « comment vas-tu » ne donne plus la place à une réponse de façade : on va bien et on le fait savoir !

En entreprise, vous évitez ainsi une bonne partie du risque de la propagation de la « bracassitude », comme je l’appelle, ou du virus TFW, selon les termes de Savall et Zardet, et faisant référence aux principes de Taylor, Fayol et Weber pour parler de division maximale du travail, de la dichotomie entre conception, décision et réalisation d’activités ainsi que la dépersonnalisation des postes de travail, des organigrammes, des processus, des méthodes et des règles. Tout est dit depuis 1986. Comme le rappelle amèrement Daniel Pink dans sa conférence Puzzle of Motivation : « la science sait des choses que l’entreprise n’applique pas » !

Encore faut-il mesurer ce qui compte. Les KPI disent où l’on va, jamais pourquoi ni à quel prix caché. Les Key Value Indicators (KVI), eux, braquent la torche là où l’on préfère l’ombre. L’indice de toxicité révèle la part de salariés exposés aux incivilités ; l’indice d’assertivité mesure la capacité à rappeler au cadre sans réprimander ; l’indice de rotation fournisseur s’allume dès qu’on dépasse trente jours de paiement, signe qu’on vampirise la trésorerie de la filière ; l’indice de satisfaction « commande parfaite » ne s’arrête pas au colis expédié, mais à celui que le client reçoit intact et à l’heure. Avec ces KVI, on n’abat plus un service parce qu’une cellule Excel l’exige ; on arbitre en chiffrant la valeur détruite – turnover, litiges, réputation – face à la valeur créée – fidélité, innovation, santé.

Redynamiser un système à bout de force

Un système social finit toujours par rompre lorsque, à force d’entêtement, on continue de lui ajouter des contraintes qu’il ne peut plus absorber. Chaque grève surgissant au passage d’une loi jugée injuste n’est pas un caprice à contenir, mais le relevé précis de notre tension collective ; les 110 000 personnes descendues dans la rue à l’automne 2024 pour protester contre la dernière proposition de loi n’ont pas scandé leur colère pour le plaisir du vacarme, mais pour rappeler qu’on ne réforme pas la vie au travail à « coûts » de décrets comptables.

Ne laissons pas le débat se réduire au vieux jeu de la division entre privilégiés et laissés-pour-compte. La seule question qui vaille est celle-ci : comment peut-on, au nom d’un prétendu effort citoyen, exiger que des femmes et des hommes poursuivent leur activité jusqu’à soixante-cinq ans, alors que l’on prépare déjà le terrain pour porter l’exigence à soixante-dix ? Comment ose-t-on réclamer ce tribut alors que la santé mentale des salariés est déjà entamée par des organisations calquées sur un taylorisme auquel la condition humaine n’a jamais servi de garde-fou ?

Pendant ce temps, l’impunité managériale prospère à visage découvert. Chez Ubisoft, les anciens cadres comparaissent pour une décennie de harcèlement et d’humiliations publiques ; les faits décrits relèvent davantage de la maltraitance que de la gestion d’équipes — et pourtant l’entreprise continue d’occuper le devant de la scène culturelle comme si de rien n’était. Sur les plateaux de TF1 ou de CNEWS, les récits d’abus s’enchaînent sans provoquer la remise en cause systémique qui s’impose. Le cinéma français, quant à lui, protège encore ses totems, trop heureux de sanctuariser le prestige aux dépens de la dignité de celles et ceux qui travaillent dans l’ombre.

Le précédent France Télécom illustre parfaitement ce déni. Dix-neuf suicides reconnus par la justice ; culpabilité confirmée à chaque degré de juridiction ; mais, au final, une peine d’un an totalement avec sursis et une amende de quinze mille euros pour l’ex-PDG. La conclusion est limpide : la vie d’un salarié pèse moins lourd qu’une ligne de résultat. J’en suis indigné !

Il est vital d’en finir avec ces bricolages réglementaires qui prétendent corriger la casse à la marge tout en laissant intacte la logique destructrice. Tout est sous nos yeux : rendons publics, au même titre que les bilans carbones, les indicateurs de violence interne et de souffrance psychique. Quiconque dépasse un seuil fixé démocratiquement – et c’est important, ne laissons pas la logique comptable prendre le dessus – devra publier un plan de réparation assorti de moyens, ou s’acquitter d’une sanction assez lourde pour faire enfin passer la dignité avant le dividende.

Plus une subvention, plus un crédit d’impôt, plus une commande publique ne devrait échapper à cette condition élémentaire : respecter l’intégrité des personnes. Licencier embellit peut-être la présentation des comptes ; les arrêts maladie, les burn-out, la fuite des talents révèlent la perte réelle. Supprimer un poste dissimule la douleur ; mesurer la qualité de vie au travail et la restaurer soigne la cause. Tant que la masse salariale restera cantonnée à la colonne « coûts », aucune réforme ne tiendra. La richesse humaine ne relève pas du slogan de brochure RH ; elle constitue le socle même de la performance durable. Il est temps de briser le tabou qui entoure la qualité de vie au travail : ce n’est pas un gadget ni une faveur, c’est la condition minimale du contrat social.

Si des salariés s’organisent aujourd’hui, non pour en faire le moins possible sans se faire gauler, mais pour se protéger d’un système qui les traite comme des pièces interchangeables, c’est que le système a déjà failli. Refusons donc la fausse bienveillance, les communiqués lénifiants, les plans PowerPoint qui promettent le bien-être tout en perpétuant la maltraitance. Exigeons que la dignité figure dès la première ligne de tout compte rendu de gestion et que la santé mentale obtienne enfin la même considération que la marge nette. Sans cela, aucune courbe budgétaire, aucune projection macroéconomique, aucune promesse politique ne tiendra plus de quelques saisons.

Les KPI seuls produisent un pilotage myope ; la combinaison KPI + KVI rend enfin la gouvernance lucide. Révéler ces chiffres, c’est comprendre que les milliards qu’on cherche ne se trouvent pas dans une nouvelle purge mais dans la réparation des organismes que l’on prétend diriger. Licencier, c’est couper la lumière ; déployer les KVI, c’est enfin changer l’ampoule. Le bon sens et l’éthique commandent de commencer par là. Tout le reste n’est qu’illusion comptable – ou aveuglement politique.

Nommez Savall à Bercy

Qu’on arrête de rafistoler la comptabilité nationale comme on rafistole un vieux tuyau qui fuit. Pour conduire la seule révolution qui vaille, celle qui succède à la révolution industrielle, et probablement numérique (mais pas que !), confiez Bercy à Henri Savall, choisissez la combinaison KPI/KVI et généralisez l’utilisation de l’IA pour automatiser les tâches répétitives et chronophages qui ne génèrent aucune valeur ajoutée car elles sont la source de bien des épuisements de la manière la plus insidieuse qui soit !

En ce qui concerne Savall, lui, sait mesurer ce que les tableurs refusent d’afficher : la perte sèche qu’entraîne chaque rebut, chaque démission, chaque dose de démotivation injectée dans les équipes. Appliquée à l’État, sa démarche mettrait à nu la véritable facture d’une journée de retard de paiement aux PME. Ajoutons-y l’exploration systématique des coûts cachés psychosociaux, la valeur des occasions perdues parce que des cerveaux épuisés n’innovent plus, et, surtout, la publication de ces KVI qu’on se refuse toujours à rendre publics. On y découvrirait le prix obscène que représente un point de burn-out supplémentaire en indemnités journalières et la dépense colossale qu’engloutissent les absences « pour cause de système toxique ».

On découvrirait vite que l’enjeu n’est pas de tailler dans les budgets mais de révéler les gaspillages : pas ceux qu’on hurle dans les débats télévisés, mais ceux qu’on dissimule sous la moquette des directions financières. Avec un tel éclairage, le gouvernement n’aurait plus jamais besoin de dégainer de 49.3 : les chiffres crieraient d’eux-mêmes l’urgence d’une réaffectation des ressources vers ce qui soigne vraiment la société. Il serait ainsi certainement inutile d’amputer l’éducation, la santé ou la police. Il faudrait, au contraire, leur donner les moyens d’agir et, surtout, la considération hiérarchique qui leur fait défaut.

Combien de drames faudra-t-il encore pour que l’on comprenne que l’effondrement humain précède l’explosion médiatique ? Chaque scandale est mis en scène par des chaînes friandes de polémiques binaires qui en appellent à des avis polarisés, avec tant d’agressivité et qui ne laissent pas la moindre place à la nuance. Ces débats manichéens font grimper l’audience et le prix de la publicité, pendant qu’on escamote la question essentielle : d’où vient toute cette souffrance en cascade ? Elle vient d’un système qui prétend rationaliser chaque euro, mais refuse obstinément de comptabiliser la souffrance, la colère et l’absentéisme qu’il produit.

Pour comprendre les problèmes, nous ne pouvons pas réprimander ou juger sans considérer les causes du pourquoi on en est arrivée là ! S’il est indispensable de condamner les comportements déviants, c’est mieux de comprendre ce qui les a engendrés et de savoir ensuite ce qu’on fait de toute cette souffrance accumulée. Est-ce bien raisonnable de continuer à l’étouffer à coup d’anxiolytiques, pour qu’elle ressurgisse plus tard en de multiples décompensations ?

La méthode Savall n’effacerait pas la douleur du jour au lendemain, mais elle imposerait de la rendre visible, mesurable, imputable. Et c’est précisément cette visibilité qui manque : tant qu’on laisse les traumatismes et la raison de leur survenance au hors bilan, on permet à l’impunité de prospérer et l’on condamne le pays à s’épuiser.

Il est grand temps de retourner le projecteur : plus une ligne budgétaire ne devrait échapper à la question « combien cela nous coûte-t-il quand les gens finissent en miettes ? ». Alors seulement, on cessera de reporter la faute sur les « moutons noirs » que fabrique le système, et on s’attaquera enfin à la racine du mal : l’irresponsabilité comptable de ceux qui prétendent gérer sans jamais regarder le prix humain de leurs décisions.

Par Guillermo Di Bisotto, Directeur commercial, expertise en données psychographiques, 12 ans XP


[1] Sources Gallup.com « State of the Global Workplace Report » : www.gallup.com/workplace/349484/state-of-the-global-workplace.aspx

 

 

 

 

 

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